MIRIAM RUISSEAU
''¿Donde estás Federico?''
Au centre des expositions Paul Courboulay / Le Mans
¿Donde estás Federico?
On dit souvent d’un fleuve majeur qu’il est la colonne vertébrale d’un pays car c’est le long de ses berges, au fil des siècles, que se sont rassemblés les hommes pour construire les villes. En Espagne, nous pensons bien sûr à l’Èbre et son delta car dans la mémoire collective il est encore hanté par les cris éperdus des combattants napoléoniens d’abord, mais surtout républicains ensuite, durant la guerre civile. Une chanson célèbre (El paso del Ebro) a immortalisé à jamais —même si elle a été créée bien avant— la dernière résistance à l’avancée de Franco avant la chute de Barcelone. Et puis il y a cet autre grand fleuve, mythique également, mais pour d’autres raisons, disons plus littéraires qui représente davantage une région, l’Andalousie, qu’une nation. C’est le majestueux Guadalquivir. Fascinée par la culture multiséculaire de ce bout d’Europe aride, je suis partie de la source de ce Río Grande improbable, qui naît timidement en un filet presqu’imperceptible dans la Sierra de Cazorla, pour devenir si large et tourmenté, traversant Cordoue et Séville, puis calme à nouveau, en apparence immobile, voire inquiétant, dans d’infinis marais silencieux, et enfin s’épuiser dans l’Atlantique, à Sanlúcar de Barrameda, d’où partirent jadis Christophe Colomb et Magellan... Mais les ondes de cet ancien Bétis charrient davantage que les souvenirs de ces illustres navigateurs ; elles vibrent à l’unisson des rythmes flamencos et des vestiges arabo-judéo-andalous, mémoire liquide de ces temps bénis de tolérance où l’harmonie était possible, la grandeur partagée, l’art et le savoir célébrés.
Et puis le poète Machado est là, présent en toute pierre, derrière chaque arbre ; un peu plus loin Lorca fait encore tressaillir les cyprès qui l’ont vu mourir, la poésie illumine les pas du promeneur attentif et patient, le ciel est ouvert et les hommes sont des rocs. En même temps ce paysage idyllique mais rude parle bien de la fragilité du monde ; son sol est crevassé, ses veines de plus en plus exsangues, son écosystème menacé.
Le désert avance et assèche les plaines, assoiffe les chevaux, alourdit le vent.
En choisissant de suivre le parcours du Guadalquivir avec un matériel encombrant et presque désuet pour une telle entreprise (une chambre 4x5’), j’ai peut-être voulu arrêter le temps. Mais en choisissant le procédé polaroid, instantané par excellence, n’ai-je pas au contraire, et avec impatience, voulu défier ce temps ? Espérer (au double sens espagnol d’espoir et d’attente) pendant des heures que la lumière devienne douce et n’en rapporter qu’une image unique que la moindre rayure pouvait altérer relève d’un paradoxe qui continue de mûrir en moi.
Comme si j’avais voulu tricoter l’éphémère, voire l’accidentel pour mieux embrasser l’intemporel et m’y retrouver, peut-être, en inventant des origines au monde, des réponses à mes pas dans la poussière des chemins. Dans le mystère du fleuve. Hable con él, Parlez avec lui, il vous entendra.
MIRIAM RUISSEAU
Biographie
Rien ne me destinait à être photographe. Dans mon milieu, aller jusqu’au baccalauréat était déjà une performance. Alors exercer un métier artistique n’était même pas imaginable. À 17 ans, parce que j’aimais Michel Tournier, un ami m’a offert mon premier appareil réflex. Je n’avais d’autre ambition que de prendre mon frère, ma grand-mère, les arbres. Déjà les arbres. Et les petits riens —le désordre d’un lit, une boîte, des cailloux. Je ne savais pas que je déposais là les premières notes de mes partitions intimes. Petite fille, j’avais été experte en découpages de magazines et autres collages improbables. D’où m’était venue cette lubie ? Mystère. Ainsi, après la philosophie puis la littérature anglaise, sur un coup de tête, j’ai choisi la photographie, abordée toujours de manière littéraire, comme une écriture possible. Au sortir de l’école, où Frank Horvat et Jean-François Bauret m’avaient inoculé la rage de continuer, j’ai tout de suite travaillé —reportage industriel, social— en glissant vers le portrait et en alternant toujours avec l’enseignement. Un voyage décisif en Espagne va m’encourager à développer mes recherches personnelles où l’humain (dans son environnement — social, géopolitique, mais aussi poétique) aura toujours sa place, même s’il n’est pas toujours présent « physiquement » dans mes photographies. Ce sont la mémoire, la trace, la rémanence qui m’intéressent, et c’est au fil de mes différents voyages que je tente de les localiser, de les reconnaître et de les imager.