MÉLANIE WENGER
''Marie-Claude, La dame aux poupées''
Au centre des expositions Paul Courboulay / Le Mans
Conte photographique de Mélanie Wenger
J'ai craint qu'elle ne soit plus là. Qu'elle nous ait quittés. Peut-être n'a-t-elle pas autant perdu la tête qu'elle voudrait me le faire croire. Peut-être veut-elle simplement me raconter une autre vie. Celle qu'elle aurait voulu avoir, vivre. Tout ce dont elle a rêvé. Elle m'en parle, chaque jour. Son histoire change, toujours. Chaque fois. Entre la vérité, ce qu'elle aurait voulu vivre, et ce qu'elle a interprété, ses histoires évoluent, varient, changent. Tout ce qui importe, ces histoires sont elle. Qu'elles soient vraies n'est pas la question. Mais en tant que photographe, ce qui importe est de savoir ce que l'on va voir ou ne jamais voir. Faut-il les rêver ? Faut-il les créer ? Faut-il les oublier ?
Ces belles histoires, où elle prenait son bain dans son bateau. Celles où elle teignait ses cheveux seule dans le seau. Celles où le chat dormait dans son lit, propre. Faut-il les attendre ? Peut-être ne vont-elles jamais se produire. Se reproduire ? Celles qu'elle-même attend peut-être toujours... Attend-elle autant que moi que quelque chose se passe ?
Je tombe sur Marie-Claude en rentrant de Libye, au bout d'un chemin sans issue dans un lieu-dit perdu des Monts d'Arrée bretons en avril 2014. « Tu viens voir mes poupées ? » me lance-t-elle, en m'indiquant mon chemin. Dans sa maison de bric et de brocs je découvre un monde que je ne quitterai plus. Qui me hante et m'emplit de joie à la fois. Cette vieille dame de 75 ans, cette ancienne bucheronne, pêcheuse et couturière attachante et effrayante me touche, me parle de moi, de ma mère, de ce que je suis aujourd'hui et de ce que je crains de devenir. Elle interroge la rébellion qui est en moi et qui ne veut s'éteindre. Elle me montre que tout persiste et rien ne s'éteint. Comme ma grand-mère, vieille mais rebelle. Elle n'a jamais eu d'enfant et me fascine pour cela, moi qui en ai perdu ou chassés, qui résiste (peut-être) à l'appel de la féminité. Est-elle femme ? Est-elle enfant ? Est-elle folle ? Suis-je folle ? Autour d'elle, tous la fuient, sa particularité, son caractère. Elle n'a jamais suivi les rails, les règles de la communauté. Une marginale. Un peu comme moi, parfois. Un peu comme nous tous en fait, sauf que certains n'osent pas.
A 18 ans, elle épouse Albert, 17 ans de plus qu'elle. Elle emménage à Kerberou, dans la maison de son mari, qu'elle ne quittera plus jamais. Ils sont sans le sou, elle vole ses parents, sa soeur, pour lui. Il la bat, la séquestre et la prive de tout contact extérieur. A sa mort en 1999, elle se retrouve seule avec une maigre retraite. Marie-Claude est une accumulatrice compulsive, solitaire, sénile, mais elle a un caractère bien trempé. Elle n'a ni enfants ni famille mais un bon millier de poupées. Elle a perdu la mémoire, une bonne partie de sa tête mais elle est fascinante. Tous les deux mois, je prends ma voiture, de Bruxelles ou d'ailleurs, et vais la voir en Bretagne. Je passe plusieurs jours avec elle, la photographie. Elle ne se souvient parfois plus de moi, mais elle m'ouvre sa maison. A l'aide de petits papiers et de photos, je lui remémore chaque fois qui je suis et ce que nous faisons ensemble.
Mais que fait-elle toute la sainte journée ? Je ne l'ai vue que se balader, chercher des racines, se perdre. Pisser dans le café, manger des crêpes n'importe quand... Que fait-elle ? Elle-même ne veut pas répondre à cette question. Comme si je devais rester dans le coin pour savoir. Ou peut-être aussi pour qu'elle arrête de le savoir. Suis-je simplement celle qui arrive dans sa vie ? Ne puis-je donc jamais être celle qui observe ? Suis-je arrivée trop tard ? Vit-elle ces histoires qu'elle me raconte assise dans son salon ? Ou en vit-elle d'autres ? Se souvient-elle parfois ? Qui elle est, qui elle fût ; ce qu'elle est devenue. Ermite, sorcière, vieille folle, korrigan, ou petite grand-mère. La voici.
MÉLANIE WENGER est photographe documentaire représentée par l'agence Cosmos basée à Bruxelles. Diplômée de Lettres et d'un Master en journalisme, elle a choisi de raconter des histoires d'Hommes, de héros de l'ordinaire, de révéler leur profondeur au travers de l'immédiateté permanente de la photographie. Sans oublier les aspérités, surtout, qui les rendent si uniques.
En 2011, elle commence à travailler sur la série " Wasted Young Libya " (L'Enfance brisée de la Libye Libre) qui lui prendra trois ans.
Entre 2014 et 2016, elle travaille sur les migrations entre la Libye, Malte et la Belgique. Pour sa série " Lost in migration " elle passe 6 mois en immersion dans un centre d'accueil pour demandeurs d'asile en souffrance mentale. En parallèle, elle travaille sur le trafic d'ivoire et le braconnage au Cameroun et au Zimbabwe pendant deux ans. Elle suit des anti-braconniers dans la forest comme dans la brousse, et photographie des chasseurs d'éléphants et pisteurs bakas en à la traque.
Depuis 2014, elle développe une série documentaire au long cours dans l'intimité d'une personne âgée isolée en Bretagne: "Marie-Claude, la dame aux poupées, elle est la lauréate 2017 du Prix HSBC pour la Photographie.